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Déviation n°01 : Faut-il redéfinir le beau

L'instagrammabilité,
ou les nouvelles injonctions du Beau

Cécile Da Silva

Comment Instagram a-t-il redéfini notre expérience du beau ?

“instagrammable”, adj. : se dit d'un lieu, d'un objet, d'un mets, d'un événement, etc., qui, par sa beauté ou son originalité, est digne d'être photographié, puis posté et amplement partagé sur le réseau social Instagram.

 

Nous sommes tous, aujourd’hui, continuellement confrontés directement ou indirectement à «une pluie sans fin d’images »  qui nous séduisent et nous conditionnent : à la télévision, au cinéma, dans les journaux ou sur les plateformes sociales, son utilisation est omniprésente. Avec l’essor d’internet, la genèse des smartphones et des réseaux sociaux, l’image est partout. Tout le temps. En permanence.

 

Les années 1990 ont marqué le début d’une nouvelle ère, celle du numérique. Avec le développement d’internet, les territoires de l’image se sont décuplés, dilatés et se sont réinventés dans une danse infinie. En faisant disparaître toute frontière spatiale, Internet a permis une mise en relation du monde. L’Homme, désormais ancré dans cette ère du 2.0 et défait de ses limites temporelles et spatiales, est désormais capable de diffuser et de partager instantanément des images qui pourront être visibles en tout point de la planète. Cette dimension ubiquitaire de l’image numérique résulte également de l’apparition et de la démocratisation des smartphones. En effet, aujourd’hui, près de 75 % de la population mondiale possède un téléphone portable et plus d’une personne sur deux déclare l’utiliser pour prendre des photos. 


 

 

Précurseur du smartphone : l’iPhone d’Apple  - Iphone 3G - Sortie mondiale : le 9 juin 2008

 

Le smartphone est ainsi devenu en quelques années le nouvel appareil photo universel, nomade, connecté, et inscrit dans la quotidienneté. Véritable prolongement de la main, il «rend la photographie disponible en permanence» . L’acte phonéographique devient alors instantané : chaque instant de la vie quotidienne peut désormais être capturé en un seul effleurement d’écran. Toutes les étapes qui consistaient à gérer l’exposition, la vitesse d’obturation ou encore la mise au point, sont aujourd’hui automatisées et annihilées au profit d’une immédiateté de la prise de vue.

Cependant, comme l’évoque André Gunthert dans L’image partagée, « prendre une photo ne suffit plus, ce qui compte, c’est de pouvoir la montrer, la discuter, la rediffuser ». La diffusion et le partage de ces images numériques ont été rendus possibles grâce à l’essor des réseaux sociaux. Qu’ils soient professionnels ou personnels, ces réseaux ont marqué un tournant majeur dans la circulation des images. Les plateformes comme Myspace, Facebook, et LinkedIn ont toutes développé un nouveau langage visuel et instauré de nouveaux usages de l’image, mais c’est véritablement Instagram, apparu en 2010, qui a fait de l’image connectée son leitmotiv.

Instagram, dont le nom vient de la combinaison des mots “insta” découlant de l’anglais “instant camera”(appareil photo instantané) et gram, du mot “telegram” est un réseau social de partage de photos et de vidéos qui permet à ses utilisateurs de capturer et de diffuser instantanément des moments de leur quotidien. En quelques années, cette application s’est imposée sur la scène internationale comme la première plateforme de partage d’images, où ces millions de vignettes carrées postées chaque jour témoignent d’une réalité sublimée.  

Sur Instagram, il semble que les images postées « réussissent à la fois à être réalistes et idéelles », si bien que notre perception du réel s’en trouve parfois erronée. Cette ambivalence, aux frontières du réel et du fictionnel, était d’ailleurs mise en valeur dans le texte promotionnel de l’application sur l’Apple Store peu de temps après son lancement : 

                                             « Transformez les moments de tous les jours en œuvres d’art

                                                      que vous souhaitez montrer à vos amis et votre famille » 

Plus qu’un simple lieu d’exposition de l’image, Instagram devient véritablement le lieu d’exposition de son image, une sorte de journal intime visuel partagé non pas avec soi-même, mais avec les autres. Ce désir de documenter et de diffuser sa vie quotidienne sur les réseaux sociaux remet en question les frontières de l’intimité et souligne l’émergence d’une certaine « extimité », où les images d’Instagram deviennent de réelles vitrines autobiographiques. Les photos ne sont donc plus destinées à prendre la poussière dans de vieux coffres en bois, mais à être exposées à la vue de tous.

Depuis plusieurs années maintenant, on observe un phénomène d’éditorialisation des images : nous ne sommes plus dans un partage presque instinctif et irréfléchi. Au contraire, aujourd’hui sur Instagram, l’image est sélectionnée avec soin, modifiée, embellie. Elle n’est plus seulement convoquée pour son aspect documentaire ou pour capturer un instant précis, mais est choisie pour son esthétique : elle se doit d’être “instagrammable”. 

Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Erving Goffman, on assiste à une véritable « mise en scène de la vie quotidienne»,où l’ensemble des faits et gestes de chacun semble théâtralisé. Chacun semble alors être devenu le directeur artistique de sa propre vie. 

Dans cette époque hypervisuelle, capturer le moment ne suffit plus : il s’agit désormais de partager la photo parfaite, celle qui séduira par son angle de vue, sa luminosité, ses contrastes, autrement dit, celle qui récoltera le plus de «likes». 

Comme l’écrit Julie Paillard dans son mémoire sur la photographie ordinaire, « avant d’être une image pour soi, l’image que l’on partage sur les réseaux sociaux est d’abord une «photographie pour les autres ». Ainsi, l’image postée sur Instagram participe à la «symbolique d’une époque» et adopte les paramètres formels et esthétiques qui lui sont propres.

Dans cette quête incessante des «likes» et à force de se conformer aux standards esthétiques d’Instagram, les photos tendent à s’aligner sur des normes visuelles propres au réseau social. Sur Instagram, une image doit être esthétiquement attrayante; le « beau » devient alors le critère central pour réussir une publication, instaurant une sorte de dictature du paraître. Cette quête de l’esthétique, orientée vers le superlatif — « l’image la plus belle», « le lieu le plus instagrammable » — reflète un engouement pour une version esthétisée du réel, où la venustas devient un idéal à atteindre.

Mais alors comment Instagram a-t-il redéfini notre expérience du beau ?

 

Les critères esthétiques de la photographie amateur sur Instagram ont évolué de manière significative. ll est intéressant de noter le contraste entre les images postées dans les années 2010 et celles d’aujourd'hui. Autrefois marquée par la spontanéité, la plateforme a vu émerger des tendances plus calculées et soigneusement construites. 




 

 

 

 

 

 

 

 

 

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                                                Feed instagram - 2012                                           Feed instagram - 2024

                                                 Des posts spontanés,                                         Des posts éditorialisés,

                                                  un partage instinctif                                   une théatralisation du quotidien

Exit les couleurs criardes et les filtres “Sierra”ou encore “X-Pro II”, les posts Instagram tendent aujourd’hui à s’uniformiser, répondant aux diktats d’un style “aesthetic”: le beau est devenu un objet standardisé, reflet de son époque. 

Aujourd’hui, le critère de désirabilité des images publiées sur Instagram a totalement cristallisé les pratiques phonéographiques, induisant par conséquent, des comportements mimétiques.

« Bis repetita placent »

— "Les choses répétées plaisent", disait Horace dans son Art poétique au 1er siècle avant J.-C. Cet aphorisme, plus pertinent que jamais en 2024, révèle un conditionnement social qui façonne notre manière de photographier et, plus largement, de vivre. Vous l’aurez remarqué, en 2024, Lola, Capucine, Anna, Fanny, Elsa, Mey, Marie, Antoine, Océane, Lisa, Yasmine, Léo, Cécile, Inès, Pauline, Théo, Camille, Iris, Mélissa, Valentin — pour n'en citer que quelques-uns — partagent les mêmes goûts pour le matcha lait d’avoine, les avocado toasts, la course à pied, les couchers de soleil, les gazelles, l'imprimé léopard, les brunchs, le pilate, les tables basses en travertin, les miroirs aux formes organiques, et les Birk Boston. 

 

En seulement dix ans, Instagram a profondément transformé notre manière de manger, de voyager, de flirter, de consommer, de voir et d’être au monde. Ce phénomène a conduit à une mondialisation des goûts : tout le monde semble soudain se précipiter vers les mêmes boissons à la mode, les mêmes plats photogéniques, et les mêmes lieux "instagrammables”. 

Finalement, Instagram n'est-il devenu qu'une vitrine du "beau”, dictant les critères esthétiques de notre société ? S'agit-il d'une dérive capitaliste ou simplement du reflet d'une génération en quête de reconnaissance et de "likes" ?

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1.  CALVINO Italo, Leçons américaines, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p.197.

2. GUNTHERT André, « L’image conversationnelle », Études photographiques, [En ligne], mis en ligne le 10 avril 2014, consulté le 12 janvier 2021.

3.  GUNTHERT André, L’Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015, p.138. 

4.  PIGANIOL Victor, « Instagram, outil du géographe ? », Cybergeo : European Journal of Geography, E-To- piques, [en ligne], mis en ligne le 14 décembre 2017, consulté le 9 février 2021.

5.  GOFFMAN Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les Éditions de minuit, 1973.

6.  PAILLARD Julie, La « photo ordinaire » : récit des banalités quotidiennes sur les réseaux sociaux en ligne. Analyse des usages photographiques sur Instagram, op.cit., p.8.

7.  BOURDIEU P., BOLTANSKI L., CASTEL R., CHAMBOREDON J.-C., Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Ed. de Minuit, 1965, p.25.

8.  D’après la triade vitruvienne « firmitas (solidité), utilitas (utilité), venustas (beauté) » extrait du traité d’architecture De Architectura.

Bibliographie :

  • BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2013

  • BRODZIAK Virgile, « 2018 : un lieu doit être « instagrammable » ou n’est pas», INFluencia, [en ligne], mis en ligne le 3 avril 2018

  • CARDON Dominique, Culture numérique, Paris, Presses de Science Po, 2019

  • DEBRAY Régis, Vie et mort de l’image, Paris, Éditions Folio, 1992

  • GRAZIA Alexandre, « Quand l’exposition de soi sur Instagram rime avec esthétisation et design », Overconnecté.es, [en ligne], mis en ligne le 13 novembre 2017

  • GUNTHERT André, L’image partagée, la photographie numérique, Paris, Éditions Textuel, 2015

  • GUNTHERT André, « L’image conversationnelle », Etudes photographiques, [en ligne], mis en ligne le 10 avril 2014

  • LISARELLI Diane, « Instagram, la vie devant soi », Les Inrockuptibles, [en ligne], mis en ligne le 19 juin 2013

  • MERCKLE Pierre, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, Éditions La Découverte, 2011

  • RANC Sophie, « L’extimité : l’intimité affichée », Curious Lab, [en ligne], mis en ligne le 8 février 2018

  • SANCLEMENTE Marine, «Comment Instagram a modifié nos habitudes de voyage», Le Figaro, [en ligne], mis en ligne le 27 juillet 2020 

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