Déviation n°02 : Se faire ban au bon lieu : les banlieues
L'art au delà du périph' et la représentation des banlieues parisiennes
Jeanne Vigouroux
Capitale de culture, Paris jouit d’une renommée mondiale et concentre une part majeure des œuvres d’artistes français.es reconnus au-delà du périmètre national. Mais si la capitale (intra muros) “Ville Musée” est réputée pour ses joyaux et les talents artistiques qui s’y expriment, l’Ile de France et le Grand Paris regorgent de trésors et lieux de culture, historiques ou plus récents, voire alternatifs et indépendants. Châteaux de Versailles ou de Chantilly, centre culturel Commune image ou collectif Mains d'œuvre à Saint-Ouen, Magasins Généraux ou galerie Thaddaeus Ropac à Pantin, 6b à Saint Denis…. Le Marais, Matignon et Montmartre n’ont définitivement pas le monopole de l’art. La Ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis, 93), est candidate au titre de « capitale européenne de la culture » en 2028. Pour son maire - socialiste - Mathieu Hanotin, cité par le quotidien Les Échos, cette candidature doit permettre de « diversifier les pratiques culturelles, d’en inventer de nouvelles, de soutenir les artistes et de démocratiser l'accès à la culture ». Mais délocaliser l’art jusqu’à la première ou deuxième couronne, est-ce la garantie d’une meilleure représentation des banlieues? Surtout, veut-on simplement voir de l’art en banlieue, ou de l’art de banlieue? Il s’agit de s’intéresser aux auteurs et à la diversité des expressions plutôt qu’à la géographie des productions et diffusions artistiques. Et à la représentation des populations et territoires moins favorisés et exposés publiquement en Ile de France. La banlieue, qui la documente, qui la raconte ? Quelle est sa place dans les domaines de l’art : cinéma, photographie, littérature, etc.?
A la façon des marronniers journalistiques, le cinéma français nous peint chaque année quelques tragédies péri-urbaines, et offre une image souvent simpliste et peu reluisante de l’imaginaire collectif -souvent réduit aux cités- associé aux banlieues. Précarité, violences, sentiment d’abandon, impuissance des associations, trafic de drogue…. Comment faire voir autre chose, et par qui?
L’art comme outil politique
La musique, comme le cinéma ou la littérature, peut être le lieu des revendications sociales et politiques, et constitue dès lors un format privilégié pour s’exprimer en dehors du cadre des institutions. Quand on pense “musique de banlieue”: le cliché qui résonne est la culture hip-hop et le rap. Le documentaire Arte réalisé par Thibault de Longeville sur DJ Mehdi (2024) évoque les débuts du DJ aux côtés du rappeur Kery James, dont l’ambition était, dès la formation du groupe Idéal J dans les années 90, de faire du rap dit conscient et politique. Afin de “raconter le triste constat de ce qui se passe en France, pour ceux qui ne sont pas privilégiés” rapporte Teddy Corona, membre du groupe formé dans le Val de Marne (94). A l’âge de 14 ans, Kery James dénonçait déjà dans leur titre “La vie est brutale” (1992) le Gouvernement, “celui qui est plein d'argent / oublie ses enfants et investit dans l’armement”. Le documentaire raconte comment s’est formée la Mafia K’1 Fry (regroupement de rappeurs vivant en banlieue parisienne: Orly, Choisy, Vitry..), et la victoire du trio 113, membre du collectif, aux Victoires de la musique en 2000, qui contribue à reconnaître des artistes de banlieue. Avant eux, le groupe NTM - parfois controversé - originaire de Seine-Saint-Denis, exprimait aussi ses ressentiments vis-à-vis de la police, et dénonçait le racisme systémique et les inégalités de classe en France. Ainsi, le rap et la musique, outils culturels populaires, font écho, largement, aux problématiques sociales des banlieues. Et permettent, par le prisme de leurs résidents, et non des médias de masse, de la raconter.
Des œuvres cinématographiques font de même, sans toutefois offrir une perspective plus optimiste. "Deux ou trois choses que je sais d'elle" du cinéaste Jean-Luc Godard, sorti en 1967, évoque les grandes transformations de la banlieue parisienne au milieu des années 60, à travers la vie d'une femme qui vit dans une des barres HLM des 4 000 à la Courneuve en Seine-Saint Denis, et s'y prostitue occasionnellement. Le film, brut, presque documentaire, critique en creux la politique d’urbanisme d’un gouvernement de droite qui s’inspire du capitalisme et du consumérisme américains, en construisant de grands ensembles à bas coûts, et en instrumentalisant ses citoyen.nes, aveuglés de panneaux publicitaires.
Dans un autre genre, le film emblématique La Haine, de Mathieu Kassovitz (1995), qui suit trois jeunes garçons vivant en banlieue, sous la forme d’un récit en noir et blanc, explore les tensions sociales et raciales en France. La violence des rapports entre les banlieues et l’institution policière y est dépeinte en changeant de prisme: ce ne sont plus les jeunes qui sont “ensauvagés” mais bien les policiers, qui en toute impunité, violentent et humilient. Le film est adapté en comédie musicale en 2024, Kassovitz lui-même utilise cette fois le spectacle vivant pour raconter la même histoire en mêlant théâtre, musique, danse et scénographie. Véritable expérience immersive, le spectacle et sa troupe incarnent le propos contestataire du film (bien que moins contestataire et plus timoré), et le message est encore efficace 30 ans plus tard.
Bien que réalistes et d’utilité publique, ces représentations concentrent le récit sur les problématiques socio-économiques des banlieues. Et ne permettent pas d’éviter ce raccourci entre banlieues et cités HLM violentes. Difficile de raconter les difficultés ou les injustices pour les dénoncer, tout en soulignant le beau, la richesse, le talent de ce qui -comme partout ailleurs- fait la singularité de ces espaces urbains et des habitants qui y vivent. Peut-on romancer ou peindre l’urbain -au sens de la rue dans les quartiers populaires- sans centrer tout son récit sur le questionnement identitaire ou les problématiques socio-économiques?
La glamourisation de l’urbain
On observe une forme d’esthétisation de l’art urbain, en vogue dans les expositions d’art contemporain, que certains qualifient de snobisme ou d’appropriation bourgeoise des pratiques de la rue. Comme ironisé par l’artiste Nekfeu dans son titre Tempête : “Le monde de l'art est vantard, ils te vendent du street-art mais ne veulent surtout pas voir mes scarlas graffeurs vandales”. Dès les années 80, le collectif de peintres Banlieue-Banlieue (nom inspiré des expositions Paris-New-York ou Paris-Berlin du Centre Pompidou), importe la culture du graffiti née aux Etats-Unis, en s’inspirant des affichages de mai 68 et des peintures murales mexicaines. Ils réalisent des fresques urbaines éphémères en banlieue (La Courneuve, Aubervilliers…) et participent au premier festival d’art urbain “Les Flamboyants” à Bondy en 1985. Aujourd’hui - sauf pour les quelques puristes revendiqués - la mode du tag à l’américaine n’est plus que rarement un art mineur clandestin et anonyme, et le street art est un spectacle légal, entré dans la culture dominante.
En 2004, le photographe et artiste contemporain JR décide d’organiser une exposition là où les œuvres d’art n’existaient pas: la cité des Bosquets à Montfermeil (Seine-Saint-Denis). Il colle des portraits grand format des habitants du quartier sur les murs de la cité. L’année suivante, des émeutes éclatent suite à la mort de deux adolescents retranchés dans un transformateur électrique pour échapper à la police. Dans ce climat de contestation violente qui touche particulièrement ce quartier, partiellement détruit, les dirigeants politiques de tous bords - qui n’ont pas pris de mesures pour y améliorer les conditions de vie - dénoncent les émeutiers sans interroger les causes de cette révolte sociale. JR, ne supportant pas que ses amis soient qualifiés de “racailles” par le ministre de l’Intérieur de l’époque, monte avec un artiste local, son ami Ladj Ly (aujourd’hui connu pour avoir réalisé le film Les misérables en 2019), le projet “Portraits d’une génération”. Il réalise de nouveaux portraits de ces jeunes des Bosquets, faussement menaçants, et les colle sur les murs de la cité et dans des quartiers “bobos” de Paris (6e, 17e arrondissements), afin de caricaturer l’image des jeunes banlieusards supposés dangereux dans l’imaginaire parisien et médiatique. Dix ans plus tard, en 2014, il travaille avec le chorégraphe classique Peter Martins, maître du Ballet de la Ville de New-York, pour transposer l’histoire de Ladj Ly et ses amis au moment des émeutes de 2005. Le court métrage “Les Bosquets” mêle les images d’archive des émeutes, et celles issues du projet de JR en 2005, dans une chorégraphie réalisée sur place par les danseurs de l’Opéra National de Paris. Sur une musique de Pharell Williams, Hans Zimmer et Woodkid, JR parvient à faire d’une contestation sociale, par le pouvoir de l’image, un objet artistique d’une beauté inattendue.
Dans un tout autre registre, avec son roman Regarde les lumières mon amour (Seuil, 2014), la romancière et prix Nobel de littérature Annie Ernaux décide de faire de Cergy, dans le Val d’Oise (95), où elle réside depuis les années 70, et de son supermarché Auchan, un objet littéraire. Elle y consigne le récit de ses visites, et en soulignant la distance géographique, mais surtout sociale et symbolique avec Paris, elle raconte la banlieue des grands ensembles et des pavillons à travers son centre commercial, dans son style ultra-réaliste et descriptif, comme une espèce de comédie humaine. Elle immortalise aussi le fameux Axe majeur, œuvre monumentale de Cergy-Pontoise, dans son documentaire “Les années super 8” (2022), valorisant ainsi, avec poésie, des scènes de la vie ordinaire en banlieue. De la même façon, le peintre Philippe Bluzot représente le quotidien ordinaire en banlieue, en faisant des tableaux poétiques de scènes banales et des ronds-points, voitures et rues bétonnées (Série “Urbain”, 2011).
Refuser les récits imposés
Faire émerger d’autres voix: c’est le projet du média Bondy Blog, né à la suite des émeutes de 2005, pour donner la parole aux concerné.es et se ré-approprier le récit fait des banlieues. Par volonté de maîtriser le discours et démentir certains clichés, plusieurs ateliers d’écriture et collectifs produisent des œuvres de non-fiction qui abordent les questions de discriminations, de citoyenneté, de racisme, ou des conditions de vie qui touchent les habitants des banlieues défavorisées. Comme pour faire de la résistance contre les perceptions péjoratives majoritaires.
Lors d’une table ronde aux Ateliers Médicis au sujet du projet de “cinémathèque idéale des banlieues du monde”, la réalisatrice Alice Diop affirmait que l’objectif était d'”inscrire les mémoires, les histoires issues des quartiers populaires, mais également de compléter une production d’images qui n’a été faite qu’à partir du centre, par des gens qui avaient le pouvoir et le droit aux récits. Il s’agit de raconter, de dessiner, d’archiver ces histoires, qui font partie de l’histoire française, en les plaçant dans un lieu institutionnel d’où elles sont encore largement absentes. C’est combler les trous, les absences, les silences. »
Le film L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, sorti en 2003, raconte l’histoire de trois adolescents qui s’investissent dans l’interprétation d’une pièce théâtrale de Marivaux “Le jeu de l’amour et du hasard” avec une forme d’innocence, dans une cité qui n’est qu’un décor quotidien et habituel pour eux, pas encore un lieu de violence ni de désir d’ascension sociale. Le film est léger, les personnages existent par leur sensibilité et leurs histoires amoureuses. La banlieue est ici autre chose qu’un cliché misérabiliste ou fataliste, et offre l’espoir d’une jeunesse - bien que exposée aux injustices intolérables - curieuse, motivée et volontaire. Ainsi, on contrebalance la figure caricaturale du gangster en diversifiant les imaginaires.
Avec le court métrage “Zone immigrée” disponible sur youtube, le Collectif Mohamed, en 1980, permettait aux habitants de la cité de Couzy à Vitry-Sur-Seine, d’exprimer leur propre perception des violences dans la ville. Après l’agression d’un jeune par un chauffeur de bus, le collectif part à la rencontre des habitants du quartier et les interroge sur ces violences, en complément des images médiatiques et cinématographiques.
Avec cet objectif, le réalisateur Ladj Ly a fondé à Montfermeil une école de cinéma plus inclusive: “L’école Kourtrajmé est une école gratuite, sans condition de diplôme, ouverte à toute cette nouvelle génération issue de la diversité, issue des quartiers, mais pas que : issue de toute la France.”
Ces projets artistiques permettent, finalement, d’introduire dans l’espace et le débat publics de l’inattendu, du non consensuel, des éléments susceptibles d’éclairer sous un angle alternatif et nouveau, les problématiques socio-politiques actuelles. L’image stigmatisée des banlieues est alors nuancée par des artistes qui ouvrent les perspectives et offrent un regard authentique et inédit. Cela est possible à la seule condition de permettre à tous de s’exprimer artistiquement, et socialement. Et de valoriser ces expressions, issues des banlieues, au même titre que toutes les autres. Afin d’éviter à tout prix l’écueil attendu: exporter l’élitisme et le classisme en banlieue et créer de nouvelles exclusions. Citons pour finir le morceau collaboratif “Grand Paris” du rappeur Médine sorti en 2017, qui retourne la hiérarchie des espaces: « La banlieue influence Paname, Paname influence le monde. Le 9-3 influence Paname, Paname influence le monde / C’est nous le Grand Paris »


